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« Homme, Femme : les lois du genre » (Le Point – Références) (2/4)

le_point_reference-genre[Cet article est la deuxième partie d’une revue de presse à propos d’un hors-série du Point sur « Homme, Femme : les lois du genre. Les textes fondamentaux ». Il sert d’introduction et de première vulgarisation des gender studies mais aussi de l’histoire du rapport entre  masculin et féminin des origines au monde contemporain. Vous pouvez retrouver l’article précédent à cette adresse.

Le présent article est consacré aux origines de ce rapport complexe et de la relation entre le genre et les monothéismes.]

Aux origines

Statue d'Isis (Villa Adriana, Tripoli)

Statue d’Isis (Villa Adriana, Tivoli)

En guise de première approche des textes fondamentaux sur le féminin et le masculin il fallait bien commencer par le commencement. Au commencement ne fut pas le Verbe mais la Femme, née de la Scission du principe Mâle et Femelle initialement en symbiose dans la figure de l’Androgyne. Mais le mythe qui me touche le plus est celui d’Isis et d’Osiris dans la mythologie égyptienne et plus que tout Isis, « la grande magicienne », en tant qu’vierge-mère (c’est-à-dire parthenos, sans époux) immaculée mais certes au destin un peu plus badass qu’une autre Vierge. Isis est pourtant une figure androgynique, le point de rencontre de deux pôles, masculin et féminin, en tant que principe absolu de vie. Elle est la Mère de l’humanité (« J’ai fait l’homme bien que je sois femme pour que ton nom sur la terre », Papyrus du Louvre) mais aussi l’Inviolée car, comme l’écrit Plutarque en prêtant sa voix à Isis : « je suis tout ce qui a été, qui est et qui sera, et mon voile, aucun mortel ne l’a soulevé » l’assimilant presque à la fois à une Sauveuse, une Gardienne et une Vierge. Toutefois, ce n’est qu’en tant que mère, qu’Isis réunie en elle le masculin et le féminin. Mais, à titre personnel, Isis est la féminité par excellence qui se passe d’homme mais qui à la fois, même autonome, entretient un lien passionnel, fusionnel avec Osiris jusqu’à dépasser les limites du royaume  des morts. Pourtant, malgré parfois sa figure de virgina lactans, allaitant Horus, c’est une figure solitaire, la première mère monoparentale de l’Histoire, en somme.

Tunnel inspiré du vagina dentata Victoria's Way Indian Sculpture Park LaylaWaffles

Tunnel inspiré du vagina dentata du Victoria’s Way Indian Sculpture Park (Irlande) (Deviantart – ©LaylaWaffles)

Un autre mythe fondateur, cette fois amérindien des Tsimshians, m’a fait beaucoup rire pour sa naïveté sur la femme prédatrice et castratrice. Il s’agit du mythe du vagina dentata selon lequel les jeunes époux avaient si peur de déflorer leur jeunes épousées qu’ils les offraient à un autre de peur que le sexe féminin ne morde leur phallus, responsable même du rétrécissement du pénis masculin ! (Vous avez le droit  de rire, mesdemoiselles.) Différentes variantes circulent selon les contrées comme en Sibérie où il est narré qu’une jeune fille aurait inséré la mâchoire d’u brochet dans son intimité pour  repousser les prétendants trop empressés ou encore en Afrique du Sud où c’est un serpent qui habite le vagin des femmes toujours pour protéger son honneur mais aussi, accessoirement, pour lui procurer du plaisir. A la fois répulsif et adoré, le sexe féminin ainsi décoré fait aussi souffrir la femme qui ne demande qu’être libérée de cette ceinture de chasteté intime. Et là, les récits n’y vont pas dans la dentelle pour casser au burin ces dents d’en-bas… D’ailleurs, cette fascination pour le sexe féminin, source de plaisir et de douleur des deux côtés du lit conjugal, est arrivé jusqu’à Verlaine qui dans Chansons pour elles écrit :

« Anthropophage cher

Qui veut aux sacrifices 

Non le sang des génisses

Mais le lait de ma chair. »

Et le vagina dentata est arrivé jusqu’à nous non seulement sur les écrans avec le film d’horreur Teeth (2007) de Mitchell Lichtenstein où une jeune puritaine punit sadiquement les jeunes hommes libidineux avec un outil intime aussi tranchant ou encore, l’invention par un médecin sud-africaine d’un préservatif anti-viol, le Rape-aXe armé de petites dents pour attaquer et faire souffrir quiconque qui ne serait pas invité…

 Les monothéismes

Jan Matsys, Lot et ses filles (1565)

Jan Matsys, Lot et ses filles (1565)

Vous me voyez venir, on ne peut pas parler du christianisme et de la sexualité sans réfléchir sur Sodome et Gomorrhe. Personnellement, quand je pense à cet épisode biblique (tous les matins avant de me brosser les dents, bien sûr), c’est l’inceste assez dégueulasse entre Lot et ses filles (après l’épisode de sa femme transformée en statue de sel pour avoir regardé une dernière fois la ville en pleine destruction) pour des raisons de pure perpétuation de la lignée. Mais forcément, on retient cet épisode pour sa condamnation explicite de l’homosexualité et pour l’invention du terme « sodomite » comme Oscar Wilde accusé d’être un « somdomite » (parce qu’en plus d’être un vieux réac, Lord Queensberry était analphabète, incapable d’orthographié correctement son chef d’accusation).

Oscar Wilde

Oscar Wilde (©Raine Szramski)

Il faut déjà rectifier que dans la Bible, l’homosexualité (même dans ce texte) n’est pas la première cible voire (j’ose le dire) elle est presque à encouragé. Après tout, qu’est-ce que le roi David et  Jonathan ou encore  Jésus et Simon-Pierre entretiennent sinon une relation homosexuelle, du moins  homophile sans forcément qu’il y ait consommation ? Et Sodome et Gomorrhe dans tout ça ? Elles ont bien cramé, ces villes ! Il ne faut pas se méprendre, ce qui est puni dans cet acte justicier, c’est le refus d’hospitalité : Lot accueille chez lui deux anges, déguisés en hommes,  et les protègent de la violence des habitants qui demandent qu’ils sortent de la maison : « ne faites rien à ces hommes, ils sont venus à l’ombre de mon toit. » C’est en tant que justes que Lot et sa famille sont épargnés et Sodome et Gomorrhe sont punies moins pour leur débauche que pour leur refus de l’autre, de l’étranger. De là, il n’y avait qu’un pas pour exploiter ce passage pour la défense de toute altérité et toute orientation sexuelle…

Marc CHAGALL, Le Paysage bleu

Marc CHAGALL, Le Paysage bleu

Que cela soit à propos du christianisme ou de l’islam,   j’ai beaucoup été touchée par les développements sur l’érotisme que cela soit le Cantique des Cantiques, Les Milles et Unes Nuits ou encore La Prairie parfumée où s’ébattent les plaisirs de Cheikh Nefzaoui. Il n’y a rien de subversif là-dedans ou même de délibérément provocateur. On met tellement en avant la pudeur, le refus du corps et surtout du corps féminin (qu’il soit voilé ou bien dissimulé sous un col roulé bon chic-bon genre) que je préfère mettre en avant les exceptions qui confirment la règle en évitant les caricatures et les préjugés.

Marc CHAGALL, Le Cantique des Cantiques

J’ai une tendresse particulière pour le Cantique des Cantiques, dans la tradition juive considéré comme « le saint des saints » mais surtout abondant en terme d’intertextualité dans toute la littérature amoureuse. Qu’on prenne ce texte littéralement ou symboliquement, il transmet une vision unique du rapport entre  l’homme et la femme fondé sur une égalité mutuelle et une réciprocité exemplaire. Forcément, compte tenu des métaphores hautement explicites qui exaltent le corps de l’être aimé, une lecture contemporaine pourrait très bien y voir un épicurisme fondé sur un bon usage des plaisirs et des désirs, autant corporels que spirituels sans qu’on y voit aucune contradiction apparente avec le judéo-christianisme. Mais si on place ce texte en regard de la sphère du mariage, forcément, on y voit davantage des vertus matrimoniales que l’exaltation d’une vie libérée. A titre personnel, j’y vois beaucoup plus une invocation en l’absence de l’être aimé et donc l’expression d’un désir, d’un manque intenses qui va avoir besoin de l’image du corps et des attraits de son bien aimé pour apaiser sa soif de l’autre.

« Sur ma couche, pendant les nuits, j’ai cherché celui que mon coeur aime ; je l’ai cherché, et je ne l’ai point trouvé…

Je me lèverai, et je ferai le tour de la ville, das les rues et sur les places, je chercherai celui que mon coeur aime. Je l’ai cherché et je ne l’ai point trouvé. 

(…)

Comme ton amour vaut mieux que le vin » 

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Marc CHAGALL, Le cheval d’ébène (Autour des mille et unes nuits)

De même, l’érotisme et l’islam est un sujet qu’on aborde tellement peu comparé à d’autres sujets plus ou moins stigmatisants que j’ai envie non pas de parler du topos de « la femme soumise » mais plutôt de figures beaucoup plus fortes et beaucoup plus mystérieuses qui brouillent les idées toutes faites sur le masculin et le féminin. Le corps fascine autant qu’il est craint parce que la jouissance féminine est énigmatique tout comme ses désirs. Ça n’a rien avoir avec une quelconque accusation de lubricité ou d’inconstance, c’est tout simplement un topos qui nourrie la littérature amoureuse et érotique et tout l’ambiguïté est là : le plaisir de la lecture est indissociable d’une certaine réserve, voire d’un accès de moralisation typique de certains contes. Mais si La prairie parfumée présente cruement les désirs des femmes et leurs assouvissements, Les Mille et Unes Nuits, en tant que discours enchâssé où Shéhérazade prend la parole, devient conteuse pour mettre en scène les fantasmes masculins, sont aussi une sorte de mise à distance. Les contes peuvent raconter des histoires !

Delphine Horvilleur, rabbin

Pour en finir avec les monothéismes et leur rapport au masculin/féminin, je crois que l’une des interventions dans cette revue qui m’a le plus fait réfléchir a été l’entretien avec Delphine Horvilleur, rabbin tout en étant femme, au sein du  Mouvement juif libéral de France. Actuellement, on a tendance à mettre en avant ce genre de représentants libéraux des diverses religions tous héritiers des Lumières, de la Raison, des droits de l’Homme, etc. C’est toujours facile de parler des exceptions plutôt que de la règle pour mieux sortir des préjugés et même s’il faut toujours se souvenir que c’est un point de vue toujours un peu minoritaire et pas forcément représentatif, ça fait plaisir d’ouvrir le débat aux points de vue les plus opposés au sein d’une même confession. L’entretien avec D. Horvilleur touche à la fois à la place de la femme dans le rituel que dans la pensée judaïques face à la montée d’une ultraorthodoxie oppressive envers les femmes et leurs droits, notamment en Israël. Je suis assez mal placée pour juger de ce genre de chefs d’accusation mais Delphine Horvilleur rappelle que c’est aussi le cas en France et dans d’autres cultures mais que la femme est toujours plus ou moins exclue comme une variable commune :

« Très souvent, le masculin est pensé comme hermétique., à la manière d’un corps clairement identifié., avec des frontières précises, tandis que le féminin est conçu comme cet être de passage que définit le processus de la naissance. »

Nicolas POUSSIN, Eliézer et Rebecca (détail)

Pourtant, la Torah abonde de femmes exemplaires de Rebecca, à Esther en passant par Ruth ou Myriam, la soeur de Moise, Toutes ont joué un rôle fondamental autant pour la sortie des Juifs d’Egypte ou tout simplement dans le destin du peuple juif. A titre personnel, je suis assez « fan » de Rebecca, la femme infertile d’où va naître pourtant deux nations, celle de Jacob et celle d’Esaü, et qui va défier le droit d’aînesse en préférant le cadet à l’aîné de ses jumeaux.

Le statut de la femme dans la loi juive a visiblement été très variable à la fois progressiste par rapport aux sociétés environnantes à l’époque de sa mise en application (comme en cas de divorce, le droit à une compensation financière pour la femme) mais qui, comme de nombres lois, n’a pas su s’adapter aux évolutions ultérieures. Comment peut-on être rabbin et femme dans ce cas ? Le judaïsme libéral autorise autant les femmes que les hommes à lire la Torah et à faire l’office mais, c’est assez dérisoire en France quand on pense qu’il n’y a que deux rabbins féminines dont Delphine Horvilleur qui a été formée à New-York puisque le séminaire rabbinique n’est pas ouvert chez nous aux femmes…. C’est une vocation assez courageuse et à la fois allant j’imagine de soi quand on se sent à la fois femme et juive sans sentir un quelconque conflit d’identité. La question est plutôt : en quoi être femme rend meilleur un rabbin ?

« Qu’apporte le féminin au sein d’une fonction traditionnellement masculine ? S’agit-il de la singer, ou au contraire de l’enrichir ? Pour répondre à cette question il convient d’explorer les moments dans le culte où le masculin et le féminin dialoguent. Ils sont plus nombreux qu’on ne le croit. Souvent, dans la prière ou dans les textes, les hommes investissent les attributs du féminin. »

The Vicar of Dibley (BBC)

[Dans un souci de rendre ce compte rendu mieux lisible, je l’ai divisé en quatre parties. Vous pourrez retrouver l’article sur la lutte des femmes dans le prochain article très vite !]

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« Homme, Femme : les lois du genre » (Le Point – Références) (1/4)

le_point_reference-genreLa loi ouvrant le mariage à tous a soulevé les passions. Mais n’est-­‐il pas la conséquence normale d’un processus engagé depuis plusieurs siècles ? Comment se sont construites les notions de féminité et de masculinité? Qu’en disent les biologistes, les psychiatres, les historiens, les anthropologues?

Le Point Références présente dans ce hors-­‐série un panorama de textes emblématiques du rapport homme-­‐femme à travers l’histoire et le monde. De la Bible aux « gender studies », d’Aristote à Judith Butler, de Rome à l’Afrique, l’identité sexuelle et les rôles assignés aux genres sont aussi variés que flexibles.

L’anthropologue Françoise Héritier, digne successeur de Claude Lévy‐Strauss au Collège de France, mais aussi Catherine Vidal, Delphine Horvilleur, Florence Dupont, Rémi Brague et beaucoup d’autres analysent ces lois du genre que l’on a crues immuables. Et nous montrent que ces mutations sont bien plus qu’un simple effet de mode…

Introduction

Frank Eugene, Adam & Eve (Photographie, 1910)

Frank Eugene, Adam & Eve (Photographie, 1910)

Certains m’ont confié qu’ils connaissaient mal le pourquoi du comment des théories du genre, malgré un intérêt certain. Il faut dire que ce concept est très jeune, né dans les années 50-60 (période d’émancipation et de renouveau par excellence) et donc il est normal d’être un peu à la traîne en la matière. Pour remédier à ça, voici ma première tentative de vulgarisation du genre grâce à l’avant dernier numéro du Point -Références consacré au genre et à ses textes fondamentaux que j’ai acheté en juillet.  Je l’ai trouvé particulièrement complet, abordable et enrichissant. et, comme ça faisait longtemps que j’avais envie de faire une revue de presse sur La Bouteille à la Mer, je le concrétise sur Gender Studies & Féminisme !

tristan-iseult

Rogelio de Egusquiza, Tristan et Isolde (la Mort) (1910)

Cet hors-série m’a plu déjà parce qu’il est truffé d’extraits des textes fondamentaux sur le genre d’Aristote, Saint Paul, Beauvoir, Freud, Butler à Lacan. Cette petite anthologie est très bien pensée et, comme j’ai toujours eu l’habitude de travailler en philo par l’analyse d’extraits plutôt qu’en me plongeant à corps perdu par exemple dans La Critique de la raison pure, je me suis sentie particulièrement à l’aise avec cette méthode de présentation. Et puis quoi de mieux que de lire les théoriciens du genre dans le texte, même par extraits, plutôt que de se contenter d’une connaissance de seconde main ? Mais, bien sûr, à coté de ses textes bruts, il y a des articles thématiques de spécialistes de la question, tout aussi passionnants et utiles quand on veut étudier le genre en recherche universitaire comme moi.

Pageant at the Liverpool & Manchester Railway centenary, 1930

Centenaire de l’inauguration de la ligne Liverpool-Manchester(1930). Cliché sur la préhistoire : l’homme des cavernes tirant sa femme par les cheveux…

Parallèlement aux exposés très sérieux d’études sur le genre, j’ai beaucoup plus apprécié les nombreuses anecdotes qui y sont truffés dans un souci de panorama historique et, honnêtement, beaucoup plus que les allusions plus ou moins voilés et subtiles au mariage pour tous qui, parfois, ne valaient que comme piques revanchardes du style « nananère, la loi est passée, on les a bien eu ! ». Tout en ayant toujours été personnellement en faveur de cette légalisation, j’aurais tout de même préféré, au vu des débats non exploités (on ne peut difficilement réfléchir quand on choisit la voie de la manif comme seul moyen de revendication) un peu de recul non politisé mais sociologique en ne faisant pas de cette loi un simple acquis déjà « classé » mais bien un tremplin pour parler du présent et en quoi cela est révélateur de l’esprit de notre temps. Un peu de neutralité, que diable ! Fort heureusement, le regard pluriel et scientifique d’une anthropologue comme Françoise Héritier, d’un ethnologue Emmanuel Désveaux, d’un philosophe médiéviste sur la pensée arabe et juive comme Rémi Brague ou encore le regard d’une femme rabbin Delphine Horvilleur ont donné un peu d’air frais à un avant-propos avec un esprit plus que contestable.

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Charles de Beaumont, chevalier d’Éon

Parmi ces anecdotes, j’ai retenu une pratique antique « le lait du père » où dans une famille qu’on appellerait aujourd’hui monoparentale (en l’occurrence quand la mère met les voiles !), le choix de la nourrice revenait au père et c’est cette dernière qui donnait aux bambins « le lait du père »… Comme quoi l’allaitement n’a pas toujours été symboliquement affaire de féminité !  Et j’étais aussi heureuse de croiser le chemin du Chevalier d’Éon, la « folle » de Louis XV, espion(ne) invétéré(e) qui se travestissait stratégiquement tantôt en femme, tantôt en homme.

L’article d’introduction de Françoise Héritier a été particulièrement instructif surtout quand elle a investi l’apport de la neurologie au gender studies pour poser scientifiquement le modèle de la construction des genres dans  une optique non fixiste selon laquelle la différence sexuée serait déterminée et indépassable. Contre l’idée d’un déterminisme des hormones (qui était déjà  une intuition freudienne dans ses Trois essais sur la sexualité), « la neurobiologie prouve ainsi que les mêmes aires cérébrales sont affectées également par les deux sexes lorsqu’ils effectuent des activités identiques. Le poids du cerveau, la répartition droite/gauche des hémisphères et l’utilisation que chacun en fait n’a rien à voir avec des compétences sexuées. Ce sont la création et l’agencement  dues à l’apprentissage, des synapses particulières qui sont à l’origine des différences de compétence. » Quand à la différence des sexes et à l’intuition de n’en compter que deux, j’ai appris que certaines espèces, en plus bien sûres des hermaphrodites, en étaient pourvues parfois d’une centaine, sans parler des bactéries qui échangent des informations génétiques sans reproduction sexuelle !

Femmes inuits de l'Arctique canadien

Femmes inuits de l’Arctique canadien

Face à ce regard naturaliste, l’anthropologue qu’est Françoise Héritier a forcément apporté  une perspective culturelle à ce débat sur la construction sociale du genre en parlant par exemple des traditions des Inuits de l’Arctique canadien qui sont l’un des principaux peuples à mettre en avant dans leur identité  non pas l’appartenance sexuée « apparente » mais le « genre » au nom de leur croyance en la réincarnation. Dès l’enfance leur identité est déterminée par l’âme-nom de l’ancêtre qu i choisit de s’y réincarner, nécessairement du sexe opposé. Dans les années 70, plus de 15% des enfants étaient travestis en petite fille ou vice-versa tout en étant de sexe masculin selon cette tradition. Avec la puberté, les adolescent(e)s apprennent les tâches correspondantes à leur identité travestie et avec elle, un mal-être. Cette crise d’identité peut aboutir à  une vocation chamanique puisque le chamane est choisi par un esprit qui lui est viscéralement opposé. Forcément, si c’est la psyché qui détermine le sexe, cela trouble la représentation commune de la transmission et de l’héritage génétiques…

Cérémonie amérindienne au coucher du soleil

Cérémonie amérindienne au coucher du soleil

Dans la même lignée, la perspective ethnologique d’Emmanuel Désveaux, plus critique que les autres vis-à-vis des gender studies au nom d’ une méthode épistémologique différente, m’a été aussi très précieuse. L’ethnologie se positionne en contrepoint de l’idée d’interchangeabilité du masculin et du féminin au nom d’une grande régularité des repartirions des rôles masculins et féminins dans des sociétés plus différentes les unes que les autres. Il s’agit de dépasser un relativisme culturel absolu bête et méchant que certaines études genrées adoptent pour préférer une approche comparatiste sur la diversité culturelle, Au delà de ce débat d’initiés, je me suis sentie très proche de ses développements sur les mythologies autant gréco-latines, bibliques, dogons ou amérindiennes, Depuis ces points de vue divers, en ressortent plusieurs modèles complémentaires : on passe d’un être indifférencié qui ensuite subit une division fondamentale entre deux principes antagonistes comme mâle et femelle (le récit de l’androgyne d’Aristophane dans Le Banquet de Platon, la vaillante Athéna jaillie du crâne de son illustre Père Zeus, Eve, née d’une côte d’Adam, ou encore la « coupure d’Apelle » entre les Juifs et les non-Juifs selon Saint-Paul) à la préexistence des principes masculins et féminins représentés par le Soleil et la Lune où la différence des sexes est interprétée comme une différence de périodicité (et quoi de plus révélateur que le retour des menstruations chez la femme).

The Hired Hand (L'Homme sans frontière)

The Hired Hand (L’Homme sans frontière, 1971) de Peter Fonda

C’est ainsi que M. Désveaux cite un mythe du Nouveau Monde qui raconte les étreintes nocturnes  interdites d’un couple mal assorti. qui m’a beaucoup rappelé le mythe de Psyché et Cupidon. Comme Psyché, la femme désire connaitre identité de son partenaire et au lieu d’utiliser une lampe, elle lui enduit le visage de suie et découvre, avec crainte et tremblement, qu’il s’agit de son frère ! C’est une façon de contextualiser l’interdit de l’inceste en mettant en cause les éclipses solaires et lunaires qui rendent indéterminés les sexes. Pour éviter ce genre de situation dérangeante, les femmes sont soumises les soirs d’éclipses aux même rituels que lors de leurs menstruations : s’enduire de suie le visage comme une héroïne ce qui, rétrospectivement,  assimile le frère du récit mythique à une femme et qui, par défaut, institue le meilleur modèle d’union sexuelle. Dans cette optique, l’enfant à naître n’est pas le résultat d’une hérédité mais le produit des circonstances et ainsi unique, non interchangeable mais dont la personnalité sera façonnée par l’ordre social, l’adoption restant ouverte.

François Gérard, Cupidon et Psyché (1798) (Musée du Louvre – Paris)

[Pour rendre cet article plus digeste à lire,  j’ai divisé cette revue de presse en quatre parties. Vous pouvez en retrouvez la suite à cette adresse sur les origines du rapport masculin/féminin et de sa relation avec les monothéismes.]

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« Une chambre à soi » de Virginia Woolf

« Il est néfaste pour celui qui veut écrire de penser à son sexe. »
 

L’argument

 
Pourquoi les pièces de Shakespeare n’ont pas été écrites par une femme ? Quelles sont les conditions autant matérielles que morales pour écrire une oeuvre de fiction ? Quand les femmes ont-elles arrêté d’écrire pour se plaindre pour enfin faire oeuvre d’art ? Dans cette conférence de 1929 sur les femmes et le roman, Virginia Woolf nous entraîne dans une promenade à travers les siècles, de l’époque élisabéthaine au monde contemporain depuis le droit de vote accordé aux femmes, pour entreprendre une véritable généalogie des conditions favorables et défavorables de l’écriture féminine pour enfin s’interroger sur la différence des sexes et pour conseiller les futures femmes de lettres sur ce qui doit les guider dans l’écriture.
 

Même dans ses essais, on retrouve l’amour de Virginia Woolf pour la fiction que cela soit, avec sérieux pour son propos en discutant de la relation entre les femmes et la fiction ou dans sa propre écriture où chaque chapitre (comptez-en six) prend les airs d’une mise en scène littéraire qui nous fait suivre une narratrice, Mary, dans son voyage à travers les époques sur les traces des femmes écrivains.

 

Le premier chapitre nous emmène à Oxbridge, une université fictive entre Oxford et Cambridge, où les femmes ne sont pas autorisées à marcher sur le gazon ou à entrer dans une bibliothèque sans lettre de recommandation. Au second chapitre, on la retrouve dans la maison de sa tante pendant et après un repas où la digestion est propice à la réflexion sur les femmes mais aussi au coeur de ses recherches dans les rayonnages du British Museum où elle se met en colère contre l’affirmation selon laquelle « les femmes [seraient] intellectuellement, moralement et physiquement inférieurs aux hommes ». Le troisième chapitre se situe au coeur du XVIe siècle où face au génie de Shakespeare, sans égal, la narratrice retrace le destin de la soeur du dramaturge, Judith, vouée à l’oubli malgré les mêmes talents que son frère sans être permise à cause des circonstances d’écrire une seule ligne pour, tragiquement, se donner la mort se découvrant enceinte..
Le quatrième temps de son voyage est celui des pionnières sorties de l’anonymat avec Jane Austen et Charlotte Brontë, deux modèles opposés qui abordent l’écriture avec deux esprits différents, l’un avec confiance, l’autre avec rancune contre ces hommes qui lui ont empêché de visiter le vaste monde. C’est à ce moment-là que les femmes de lettres entrent vraiment dans l’Histoire et, c’est au chapitre 5 et 6, que Virginia Woolf s’attaque au lourd débat sur la différence des sexes où, à la suite de Coleridge, elle adhère à l’idée que les grands écrivains sont ni des hommes, ni des femmes mais délibérément androgynes. Ce profil de l’écrivain androgyne, qui garde l’équilibre entre son coté masculin et son coté féminin , est proprement l’aspect le plus fictionnel dans Une chambre à soi et fait écho par exemple à la figure d’Orlando, ce génie androgyne et immortel.
Aphra Behn

Aphra Behn

christina-rossetti

Christina Rossetti

Ce que j’ai trouvé passionnant dans cet essai, c’est l’hommage que Virginia Woolf rend à toutes ces femmes de lettres oubliées et qui, pourtant, sont des pionnières qu’il s’agit de faire revivre. J’ai aimé rencontrer certaines figures comme Christina Rossetti, la soeur du peintre préraphaélite Dante Gabriel Rossetti, ou Aphra Behn, cette dramaturge de la Restauration, ou encore la figure fictive de la soeur de Shakespeare qui est une invention prodigieusement géniale et très inspirante. D’ailleurs, la soeur de Shakespeare est en quelque sorte l’âme de toute écrivain féminine en puissance, comme un modèle à suivre et à faire survivre ce qui me touche d’autant plus, moi qui aime tant écrire :
« Je vous ai dit au cours de cette conférence que Shakespeare avait une sœur ; mais n’allez pas à sa recherche dans la vie du poète écrite par sir Sidney Lee. Cette sœur de Shakespeare mourut jeune… hélas, elle n’écrivit jamais le moindre mot. Elle est enterrée là où les omnibus s’arrêtent aujourd’hui, en face de l’Elephant and Castle. Or, j’ai la conviction que cette poétesse, qui n’a jamais écrit un mot et qui fut enterrée à ce carrefour, vit encore. Elle vit en vous et en moi, et en nombre d’autres femmes qui ne sont pas présentes ici ce soir, car elles sont en train de laver la vaisselle et de coucher leurs enfants. »
J’ai aimé aussi retrouvé la figure de Jane Austen qui est un tel pivot dans cette histoire de la condition des femmes de lettres. Elle n’écrit pas comme les autres, elle qui fait partie de ces femmes qui font « se mettre à faire usage de l’écriture comme d’un art et non plus comme d’un moyen pour s’exprimer elles-mêmes. » Même en n’ayant pas eu une chambre à elle, on la voit écrire dans cette pièce commune, ce petit théâtre d’observation des mœurs d’alors, interrompue de ci delà par telle ou telle tâche domestique et surtout cachant ses romans sous une feuille de buvard dès qu’un étranger entre dans la pièce. Comme cette jeune femme a réussi à égaler Shakespeare dans cette pièce commune, ça reste un mystère…
Une chambre à soi est bien sûr traversé par le féminisme tout particulier de son auteur mais pourtant, il échappe aux travers de l’exaltation de la femme et de ses qualités ou du mépris de la gente masculine pour aborder le sujet de la condition matérielle nécessaire à l’écriture d’un roman par une femme d’un point de vue presque neutre, suivant un esprit critique des plus honnêtes. Virginia Woolf rejette dos à dos d’un coté la supériorité masculine sur les femmes mais tout simplement la différence entre les sexes en dénonçant ce système comme enfantin comme s’il y avait deux camps adverses dans une cour de récréation.

« Toute cette opposition de sexe à sexe, de qualité à qualité, toute cette revendication de supériorité et cette imputation d’infériorité, appartiennent à la phase des écoles primaires de l’existence humaine, phase où il y a des « camps », et où il est nécessaire pour un camp de battre l’autre et de la plus haute importance de monter sur l’estrade et de recevoir des mains du directeur lui-même une coupe hautement artistique. A mesure que les gens avancent vers la maturité, ils cessent de croire aux camps et aux directeurs d’école ou aux coupes hautement artistiques. De toute manière, quand il s’agit de livres il est notoirement difficile d’étiqueter de façon durable leurs mérites. » 

C’est cette exigence de ne pas vouloir choisir entre l’homme te la femme qui l’amène à défendre la cause de l’androgyne qui est une sorte de variante littéraire du genre qui met en relation l’homme et la femme non pas à des fins sociales mais bien d’écriture littéraire. Virginia Woolf cite de nombreux auteurs androgynes : Shakespeare étant le premier, Keats, Coleridge et Proust qui, quant à lui, chose rare chez un homme favorise son coté féminin. Cette posture de l’androgyne l’amène non seulement à citer les conditions matérielles qui favorisent l’écriture, c’est-à-dire l’indépendance financière et un espace consacré à la seule écriture :

« Il est nécessaire d’avoir cinq cents livres de rente et une chambre dont la porte est pourvue d’une serrure, si l’on veut écrire un oeuvre de fiction ou une oeuvre poétique. »

Mais, cette posture androgyne doit aborder l’écriture dans un certain esprit : on n’écrit pas en cherchant la gloire, ni en se projetant dans l’avenir pour savoir quelle postérité aura nos œuvres mais bien avec « la liberté de penser les choses en elles-mêmes » conçue comme une vraie délivrance. L’écriture ne sert pas à convaincre, à persuader ou à faire effet sur qui que ce soit mais elle vaut en elle-même sa propre valeur. L’écriture, c’est tout simplement se faire plaisir et faire de ce plaisir sa philosophie de vie et ne jamais se laisser décourager dans sa tâche :


« Ecrivez ce que vous désirez écrire, c’est tout ce qui importe, et nul ne peut prévoir si cela importera pendant des siècles ou pendant des jours. Mais sacrifier un cheveu de la tête de votre vision, une nuance de sa couleur, par déférence envers quelque maître d’école tenant une coupe d’argent à la main ou envers quelque professeur armé d’un mètre, c’est commettre la plus abjecte des trahisons. »
« « Ne songez pas à influencer les autres « , voilà ce que j’aimerais vous dire si je savais comment donner à ces mots une sonorité exaltante. Pensez aux choses en elles-mêmes. »

Après avoir lu Une chambre à soi, on a envie de relever le défi que Virginia Woolf nous lance et de commencer tout de suite à écrire, ou de continuer, pour ne jamais, jamais s’arrêter dans notre chambre à soi fermée à double tours.

Où se procurer Une chambre à soi



Une chambre à soi de Virginia Woolf
10/18 – 171p.
EUR 5, 80Disponible sous le titre Une pièce bien à soi
Rivages – EUR 6, 70

 

[Billet initialement publié sur La Bouteille à la Mer le 15 juin 2013]

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Au commencement fut le Genre

Tilda Swinton dans Orlando

Tilda Swinton dans Orlando

C’est fou ce qu’un coup de tête peut être productif !

Après La Bouteille à la Mer, mon blog littéraire et culturel, me voilà installée dans ma demeure secondaire, tout aussi spacieuse : Gender Studies & Féminisme. Les bilingues l’auront compris, ce blog sera dédié à la théorie du genre en lien direct avec mon mémoire de l’an prochain sur Virginia Woolf et le genre.

Je vous ai déjà confié ça sur ma page Pourquoi moi ? qui me présente un peu, je suis une (bientôt) ancienne étudiante de philosophie qui, après six ans de loyaux services, a décidé de changer de cap et étudier en Lettres, non pas en abandonnant la discipline qui m’a formée mais en la croisant, la nourrissant avec la littérature pour qu’elle en ressorte plus riche encore. J’avais cruellement besoin de pluridisciplinarité, d’un pont entre les savoirs et les arts  et même si la philo est par essence pluridisciplinaire, la manière dont elle est enseigné à l’université l’est rarement, sauf cas rares que j’ai eu le plaisir de rencontrer.

Ce goût pour la pluridisciplinarité me vient de mes années de khâgne et c’est d’ailleurs en hypokhâgne et en khâgne que j’ai vraiment appris à aimer la littérature française et anglo-saxonne grâce aux meilleurs enseignants que j’ai connu. Ainsi ma réorientation m’a paru une évidence.

En entrant en M1 de Littérature comparée et en quittant Paris pour Lyon, j’ai décidé d’étudier l’un de mes modèles,, Virginia Woolf (sans les pierres dans les poches) et le lien qui relie son féminisme dans ses œuvres de jeunesse et ses essais à la théorie du genre qui lui est postérieur. On en vient donc au sujet de ce blog !  Je l’ai créé pour m’aider à travailler sur mon prochain mémoire, pour m’inciter à lire tout en gardant une trace de mes lectures. Je connais d’autres sites comme ça, par exemple Sherlock analysis de Laurence, une analyse cinématographique de la série Sherlock (BBC1) que j’admire beaucoup !

Gender studies & Féminisme a pour mission (si vous l’accepter) de vulgariser la théorie du genre, c’est à dire de la clarifier et surtout de la sortir de l’éternelle polémique qui l’entoure en nuançant cette hypothèse directement née des sciences sociales. Je vous parlerai de ses figures fondatrices (comme Simone de Beauvoir ou Judith Butler), de ses précurseurs (comme Virginia Woolf) mais aussi de ses détracteurs. C’est un esprit critique qui me guide et donc toutes les voix auront la parole ici, les « pro » comme les « anti ».

Et, dans un esprit pluridisciplinaire, je mettrai le genre en perspective avec ses représentations ou contre-représentations dans la culture, autant en littérature qu’au cinéma. Rendez-vous sur la page Le genre et la culture pour un rapide aperçu.

Pour ceux qui ne connaîtrait la théorie du genre ni d’Ève, ni d’Adam, je vais mettre à votre disposition sur la page Genre, Gender un rapide topos introductif pour que vous ayez toutes les clés en main pour circuler librement sur mon blog.

Mais, notez bien, je n’ai rien d’une experte ou d’une spécialiste en la matière ! Je suis une simple néophyte, curieuse d’apprendre et j’espère partager ça avec vous. Avec un peu de chance, dans un an, je serais moins ignorante et j’espère prendre autant de plaisir à bloguer que sur La Bouteille à la Mer.

J’espère que le plaisir sera réciproque.